Prologue[1]

SILÈNE[2].

Ce sera bien merveille aujourd’hui si les spectateurs ne se trémoussent sur leurs bancs pour interrompre ceux qui doivent les exciter à rire ; s’ils ne toussent et ne font ronfler leurs narines de dépit ; s’ils ne froncent le sourcil, s’ils ne murmurent tout haut, ou ne disent tout bas : « À peine souffrirait-on sur la scène des jeunes gens sans barbe, comme les jeunes Lydiens ; pourquoi donc faire paraître, en qualité de prologue, ce vieillard à tête pesante, et monté sur un âne ? » Silence, je vous prie ; un moment d’attention : je vais vous dire le nom de cette comédie, dans laquelle il n’y aura pas de grands mouvements. Il est juste de garder le silence devant un dieu : il ne convient point à ceux qui ne viennent ici que pour voir et non pour crier, de faire usage de leur langue. Que vos oreilles soient entièrement à notre disposition ; je ne vous dis pas de les avoir à la main pour nous les donner ; mais je veux que ma voix arrive librement jusqu’à elles, et que vous ne perdiez pas un mot de ce que je vous dirai. Pourquoi craignez-vous moins les coups qui ouvrent ce qui est fermé, que ceux qui bouchent ce qui est ouvert ? Vous êtes de braves gens ; ce n’est pas sans raison que les dieux vous chérissent. Chacun a fait silence, les enfants mêmes se taisent : regardez à présent le nouveau messager qui vient vous annoncer un sujet nouveau. Je vous dirai en peu de mots qui je suis, et pourquoi je viens ici ; je vous apprendrai en même temps le nom de la pièce. Me voici prêt à vous dire ce que vous désirez ; mais accordez-moi à votre tour une attention favorable. Je suis un des dieux de la nature, le nourricier du grand Bacchus, qui établit autrefois son empire avec une armée de femmes. C’est par mon conseil qu’il a exécuté tout ce que racontent de merveilleux les nations qui lui sont soumises. Jamais ce que je trouve à propos ne lui déplaît ; il est bien juste aussi que le père commun obéisse à son père. Les comédiens de l’Ionie m’appelaient le cavalier sur l’âne, à cause de la monture dont je me sers sur mes vieux jours ; vous savez qui je suis ; si vous m’avez compris, permettez-moi de vous dire le nom de cette comédie tranquille. Philémon composa autrefois cette pièce en grec, et on la nommait en cette langue les Évantides ; mais Plaute l’a appelée dans la sienne Bacchides. Ne soyez donc pas surpris si je parais ici aujourd’hui, puisque Bacchus vous envoie les Bacchides, qui sont de vraies bacchantes, et que c’est moi qui vous les apporte. Quoi ! en ai-je menti ? Cela ne conviendrait pas à un dieu ; je vous dis la vérité : toutefois ce n’est pas moi qui les porte, mais cet animal lascif que je monte ; il est fatigué, car il porte trois personnes, si j’ai bonne mémoire. Vous en voyez une (il se désigne lui-même). Regardez à présent celles que j’ai sur les lèvres ; je veux dire les deux sœurs Bacchis, de Samos, jolies courtisanes, nées à la même époque, des mêmes parents et d’une seule couche : elles se ressemblent comme deux gouttes de lait, ou comme deux gouttes d’eau ; on les prendrait pour deux moitiés d’un même tout : tant il est difficile, en les regardant, de ne pas s’y tromper et de ne pas prendre l’une pour l’autre. Vous attendez ce qui reste à vous apprendre : fartes donc silence et je vais vous expliquer le sujet de cette comédie. Samos est un pays que vous connaissez tous ; car il n’y a point de mers, de terres, de montagnes ni d’îles où vos légions ne se soient ouvert un passage. Là Sostrate a eu de son mari Pyrgotélès-Pyroclès ces jeunes filles nées le même jour. Comme le père et la mère étaient initiés aux mystères de Bacchus, il leur a plu d’appeler leurs filles Bacchis, du nom de ce dieu, pour marquer, comme on le fait assez souvent, leur naissance par d’aussi favorables auspices. Un capitaine en avait conduit une en Crète ; l’autre s’était embarquée pour Athènes. Mnésiloque, fils de Nicobule, ne l’eut pas plus tôt aperçue, qu’il en devint amoureux et lui rendit des visites fréquentes. Cependant le père de ce jeune homme l’envoya à Éphèse, pour en rapporter une somme qu’il avait déposée depuis longtemps chez un nommé Archidémide, vieillard phénicien, son ancien ami. Mnésiloque y resta deux ans ; il apprit la fâcheuse nouvelle que, pendant son absence, Bacchis était partie d’Athènes ; des matelots lui annoncèrent que le vaisseau avait mis à la voile pour la Crète. Il écrivit à un ami, nommé Pistoclère, fils de Philoxène, en le priant d’employer tout son zèle et tous ses soins à la recherche de cette belle fugitive. Pendant que Pistoclère s’emploie en effet pour son ami, et découvre que les deux sœurs étaient revenues à Athènes, il tombe lui-même dans les filets, et devient la conquête de celle qu’il cherchait. L’une attire à elle Pistoclère, l’autre attend tranquillement Mnésiloque. Est-il surprenant que deux filles jolies, aimables, engageantes et de bonne humeur, aient attiré à elles deux jeunes pigeonnaux, et qu’elles aient pris dans leurs filets les pères mêmes de ces jeunes gens ; en un mot qu’elles aient asservi deux vieillards courbés vers la tombe ? Mais voici Pistoclère en personne, qui revient vers les deux Bacchis, qu’il a retrouvées dernièrement ; il s’efforce en vain d’étouffer le feu qui le consume ; maintenant je me retire. Écoutez-le à son tour.